CHAPITRE VII

 

Elle se réveilla au moment même où la voiture émergeait d’un tunnel de faible section et s’engageait sur l’allée caillouteuse d’un jardin extraordinairement touffu. Elle se frotta les paupières, croyant rêver, mais les hautes herbes fouettaient les flancs du véhicule, montant par endroits bien plus haut que le toit, l’engloutissant au sein d’une mer élastique, caoutchouteuse et gluante de sève.

— Ne baisse surtout pas ta vitre, ordonna Irshaw, ce sont des herbes corrosives obtenues par bouturage à partir de racines de mancenillier…

— Mancequoi ?

— Mancenillier. C’est une euphorbacée originaire de la Terre. Sa sève est vénéneuse et ronge comme un acide. Une course à travers ce champ te ferait les os blancs en dix minutes.

— Mais la voiture ?

— La voiture est enduite d’une peinture spéciale, mais il me faudra changer les pneus à l’arrivée.

— Je suppose que nous sommes chez vous ? fit-elle avec une grimace.

Il ne répondit pas. Elle haussa les épaules, elle avait froid, sa langue s’embourbait dans une bouche que le narcotique transformait en marécage.

— Ce jardin, marmonna Irshaw, il ne faudra jamais que tu t’y risques. D’ailleurs c’est un véritable labyrinthe, les herbes dépassent de beaucoup la taille d’un homme.

— Et avec des échasses ?

— Au-dessus des herbes il y a les dum-dum. De petits insectes de chitine blindée aussi résistants qu’une balle de spécial Magnum. Ils se déplacent par essaims, à la vitesse du son, perforant de part en part tout ce qui leur fait obstacle : mur, métal, pierre… On entend leur sifflement mais on ne les voit jamais.

— Charmant.

Elle cala sa nuque sur l’appuie-tête et remarqua qu’Irshaw transpirait légèrement comme s’il était mal à l’aise. Enfin elle devina la masse grise d’un gros cube de béton et l’entrée d’un second tunnel. La voiture plongea dans l’obscurité, suivant la pente douce de la rampe d’accès.

— C’est votre maison ? s’étonna Elsy. Vos… « dum-dum » ne l’attaquent pas ?

— Si, bien sûr. À pleine vitesse ils s’y enfoncent d’au moins dix centimètres à chaque impact. Depuis qu’ils sont là, le bunker a pris l’aspect d’une éponge. J’ai dû calculer l’épaisseur des parois en fonction d’eux. Mais il ne faut pas se faire d’illusion : le bâtiment ne résistera pas plus d’un an ! Heureusement, au moment où ils le traverseront de part en part nous serons loin ! Et riches !

Brusquement le capot de la voiture se releva comme s’il se lançait à l’assaut d’une côte.

— C’est un siphon, commenta Irshaw, il sera inondé après notre passage au moyen d’un liquide un peu spécial.

— Mais encore ?

— Une diastase industrielle conçue pour digérer tous les déchets organiques, un suc digestif artificiel si tu préfères, non polluant et particulièrement efficace. On l’utilise surtout dans les hôpitaux pour faire disparaître les cadavres, ou les débris postopératoires.

Elle se demanda s’il mentait pour l’impressionner, elle n’avait jamais entendu parler de toutes ces choses étranges.

— C’est pour me faire peur que vous me racontez ça ?

— Non, seulement pour te montrer que tu seras parfaitement protégée. D’ailleurs qu’irais-tu faire dehors ? Te jeter dans les geôles de la police, ou dans les bras de tes copains les « gorilles » ? Une fois ne t’a pas suffi ?

Elle baissa le nez.

— Je ne te force pas, tu sais, insista-t-il sèchement, je peux te reconduire en ville ce soir ou demain et te laisser te débrouiller… D’ailleurs c’est ce que je ferai si tu n’es pas docile. Ils seront heureux de te mettre la main dessus, tu penses ! Depuis le temps que la presse les couvre d’injures ! On te mettra tout sur le dos, tu seras promue Vandale de premier choix. Je suis sûr que Cazhel obtiendra même une dispense du gouverneur pour avoir légalement le droit de te soumettre à la torture. Quelle aubaine !

— Je jette l’éponge, soupira-t-elle, vous avez gagné. Faites-moi les honneurs de votre palais des miracles…

Il eut un rire satisfait.

— Tu ne crois pas si bien dire, petite, tu ne crois pas si bien dire !

Après avoir abandonné la voiture et franchi différents sas, ils débouchèrent enfin dans un hall dallé reconstituant à s’y méprendre l’intérieur d’une gentilhommière. Un escalier à rampe d’ébène menait aux étages supérieurs, et chaque marche en était gainée de velours rouge. Des angelots dorés de style rococo supportaient des torchères, et partout d’épais rideaux se cassaient en plis lourds, masquant les fausses fenêtres. Un énorme lustre à pendeloques cliquetait au-dessus de leurs têtes comme une monstrueuse pièce montée de cristal, jetant une constellation de reflets aux quatre coins de la salle. Encore une fois Elsy fut gagnée par la sensation d’évoluer au milieu d’un décor. Sans même avoir besoin de gratter le bois des lambris, elle fut certaine que tout ce luxe n’était qu’un trompe-l’œil. Elle avait vu juste, à l’étage supérieur elle fut confrontée à l’espace gris sale d’un univers de béton armé qu’éclairaient de rares ampoules disséminées au hasard de cages obturées par un treillis d’acier. Des portes bardées de boulons et de serrures à pompes jalonnaient le couloir comme autant de cellules.

— En bas, c’est pour accueillir les visiteurs, commenta Irshaw, il fallait quelque chose d’un peu tape-à-l’œil. Ici c’est notre lieu de travail. Je vais te présenter à tes camarades, ensuite je te montrerai ta chambre.

Il tira une tenture démasquant une rotonde enfumée. Une demi-douzaine de jeunes gens s’y tenaient, allongés à même le sol ou assis en tailleur. Une guitare pleura une note tremblée.

— Je vous amène une nouvelle, clama Irshaw d’un ton faussement enjoué, elle s’appelle Elsy…

Un garçon d’une vingtaine d’années se leva. Il avait un visage anguleux et de longs cheveux blonds assez sales. Un casque à musique lui enserrait la gorge, et son blouson de cuir clouté avait sûrement connu des jours meilleurs. Il s’avança en chaloupant et tendit la main.

— Salut, moi c’est Merl.

 

*

* *

 

Elsy sentait le corps nu de Merl contre sa hanche. Sous la peau fine, les os et les tendons saillaient comme des câbles. Elle pensa qu’une fois dépouillé de ses vêtements, il avait plus que jamais l’air d’un échassier, et que seule sa longue chevelure dorée pouvait, à la rigueur, lui donner un certain charme. Depuis un moment il lui caressait le ventre d’une main rugueuse maculée de traces de cambouis.

— C’est quoi, ça ? fit-il en s’attardant sur les excroissances maintenant plus pâles.

— Une saloperie qu’on m’a faite.

— Les flics ?

— Des gens qui leur ressemblaient.

Il jura et l’embrassa entre les seins, maladroitement. Ils avaient fait l’amour une heure plus tôt, sans vraiment savoir pourquoi. Peut-être parce qu’une fois le repas terminé, il s’était tourné vers Elsy pour lui demander avec une agressivité factice : « Tu veux coucher avec moi ? », et que la jeune fille, sans en avoir envie, n’avait pas trouvé une seule raison vraiment valable de dire non…

— Les systèmes de sécurité du père Irshaw, attaqua-t-il soudain, tu y crois, toi ? Ça fait un peu série télé pour mômes débiles, non ?

Elsy haussa les épaules, s’essuya le ventre avec un coin du drap.

— Je ne sais pas, ça te rend claustrophobe ?

— Non, je m’en fous. C’était pour causer. De toute façon je ne peux pas sortir d’ici, les flics me tireraient à vue.

Elle ne lui demanda pas ce qu’il avait fait, et d’ailleurs elle s’en moquait. Elle nicha son visage sous l’aisselle du garçon et ferma les yeux. Le lit était bon, les draps fins. Pour la première fois depuis dix jours elle avait pu manger sans avoir l’estomac contracté. Les herbes veillaient sur son repos, les dum-dum la protégeaient de l’extérieur, la diastase affamée attendait dans les sous-sols. Elle ne voulait réfléchir à rien d’autre…

— Tout de même, grogna Merl comme pour lui-même, c’est une fichue prison…

Mais Elsy s’était endormie, les cheveux dans les yeux.

 

*

* *

 

Il y avait Mandy, Suzan et Lora, trois filles dont les âges s’échelonnaient de vingt à trente ans. Ni belles ni laides, communes, du style sur lequel aucun homme ne se retourne jamais dans la rue. Outre Merl, le clan masculin comptait trois spécimens : Hank, David et Ulm. Hank et David étaient interchangeables : deux petites gouapes à l’œil sournois, rasés à la mode des marines, la lèvre méprisante, les dents jaunes, arborant des tatouages trop grands pour leurs pectoraux anémiques : des pourfendeurs de vieilles dames probablement, du genre qui n’attaque qu’en groupe un « adversaire » isolé ou endormi. Ulm, lui, appartenait à une autre race. Le visage noyé derrière une cascade de fines tresses suifées, il paraissait abîmé dans on ne sait quel voyage intérieur. Ses longues mains décharnées couraient à la surface d’un clavier invisible, répétant inlassablement les mêmes séquences tandis que ses lèvres épaisses, curieusement violettes, égrenaient une succession de notes inaudibles.

— Laisse tomber, avait sifflé Merl lorsque Elsy s’était approchée du « musicien », il est complètement défoncé ; quand il joue de son biniou invisible pas moyen de lui arracher un mot.

Elle s’était donc abstenue. Très vite elle s’aperçut que les relations unissant le groupe se résumaient à quelques coups d’œil inquisiteurs et en un mutisme têtu. Chacun observait les autres à la dérobée, se retranchant derrière une froideur hautaine fabriquée de toutes pièces.

— Ils crânent, ricana Merl, mais c’est pour masquer leur trouille. Ils sont comme les copains : ils voudraient bien savoir à quelle sauce on va les manger. Tu comprends pourquoi je suis content que tu sois là ? Ils commençaient à me faire virer dingo avec leurs tronches de veillée mortuaire.

Pris en commun, les repas se déroulaient dans la même ambiance glacée. Elsy nota que le service était assuré par deux robots d’un modèle bon marché, et qu’Irshaw ne s’asseyait jamais à la grande table, sinon au moment du dessert pour entonner son hymne à la fortune. Le premier soir, il s’était expliqué en ces termes :

— Je vais vous rendre riches, mes enfants, fabuleusement riches. Je ne peux pas encore chiffrer réellement le bénéfice de l’opération, mais je pense que chacun d’entre vous peut d’ores et déjà compter sur deux cents millions de crédits universels…

Une exclamation courut autour de la nappe. Irshaw s’interrompit, alluma un cigare, ménageant pesamment ses effets.

Merl toussota, hésita.

— Ça nous servira à quoi ? lâcha-t-il enfin d’une voix rogue. On peut bien être riche à milliards, si on ne peut plus sortir d’ici où est l’intérêt ?

— Je vous fournirai des faux papiers, des cartes d’embarquement de toute beauté. Avec deux cents millions dans sa valise on peut refaire sa vie n’importe où… En échange…

— En échange ? chuinta Merl un ton trop haut.

— Un an, martela Irshaw, je vous demande d’accepter un an de claustration. C’est le temps nécessaire pour que l’opération devienne rentable. De toute manière il ne nous sera pas possible de rester plus longtemps, les dum-dum ne seront plus qu’à quelques dizaines de centimètres derrière les cloisons…

— Un an ! crachèrent dans un bel ensemble Hank et David. C’est un an de taule que vous exigez, rien d’autre ! On va crever d’ennui. La bouffe et l’alcool, ça peut aller, mais les nanas ! Pas une qui soit bandante !

Les « nanas » – Elsy mise à part – éclatèrent aussitôt en invectives, s’appliquant à souligner le physique peu avantageux de leurs partenaires. Pendant tout l’échange, Ulm se contenta de pianoter sur la nappe, entre les verres et les assiettes. Irshaw mit fin à la joute en abattant son énorme poing sur la table, renversant du même coup verres et carafons.

— Imbéciles ! éructa-t-il. Vous n’êtes pas là pour vous amuser mais pour vous remplir les poches ! Si vous n’êtes pas capables de comprendre ça je préfère vous vider sur-le-champ et chercher d’autres associés. Dites-vous bien que dehors on n’exigera pas de vous un an d’emprisonnement, mais vingt ou trente, dans le meilleur des cas. Je ne parle pas de ceux qui fricasseront sur la chaise électrique : les tueurs de flics, de vieilles femmes ou de gosses. Combien d’années croyez-vous qu’on collerait à de jeunes maquerelles responsables d’un bordel de petites filles, PAR EXEMPLE ?

Le silence se réinstalla. Douchées, Mandy, Suzan et Lora émiettèrent du pain entre leurs doigts. Hank et David essayèrent bien un peu de crâner, mais leur sourire leur faisait les commissures des lèvres tremblotantes. Merl, lui, avait le regard fixe. Elsy déglutit avec peine ; pour la première fois depuis son arrivée au bunker elle prenait conscience de sa déchéance. Des monstres, elle côtoyait des monstres. Des dépravés au cerveau d’enfant, immatures, incapables du moindre effort de volonté ou de réflexion. Une seconde elle fut sur le point de demander à Irshaw de la ramener en ville, puis elle songea à Cazhel, aux enquêteurs privés, aux sévices, et elle capitula…

Irshaw massacrait son cigare à coups d’incisives.

— Et n’essayez pas de me doubler, susurra-t-il faussement onctueux, le fric ne sera pas ici, mais viré sur une banque privée. De plus les robots sont conçus pour n’obéir qu’à ma voix, au moindre geste menaçant ils vous réduiront en morceaux !

— Okay, Okay ! coupa Merl. On est d’accord, vous nous tenez, on jouera le jeu jusqu’au bout. Vous savez très bien qu’on n’a pas le choix, mais on voudrait savoir…

— En temps utile. Je ne veux pas que vous vous montiez la tête. Sachez simplement que vous ne souffrirez pas, ne saignerez pas, et qu’on ne vous imposera aucune intervention chirurgicale. C’est… c’est autre chose.

— En rapport avec les Vandales ? souligna le garçon aux cheveux blonds.

— En rapport avec eux, mais À LEUR INSU, approuva Irshaw, si vous voulez des détails : disons que nous allons les doubler, nous servir d’eux pour gagner du fric. Vous comprenez ça ? Ils ne tiendront pas éternellement la police en échec, c’est pourquoi il nous faut faire vite, profiter au maximum de la panique qui règne actuellement. Je vous montrerai le reste dans les jours qui viennent. En attendant, reposez-vous. Il y a des alcools, des vidéocassettes, des romans-photos, un peu de came mais pas trop. Jamais vous n’auriez rêvé d’une planque aussi luxueuse, et si le cafard vous prend : pensez aux cachots de la prison centrale, et à ses salles d’interrogatoire !

L’entretien était terminé. Ils se levèrent et regagnèrent leurs chambres respectives en traînant la semelle. Elsy se laissa tomber sur son lit, un peu grise. Elle n’avait jamais supporté le vin et réussissait toujours l’exploit de se soûler avec un demi-verre de rosé. Elle goûta le bien-être du flou qui emplissait son cerveau comme une gourmandise ou une sucrerie. Autour d’elle la pièce était neutre, semblable à n’importe quel décor d’hôtel. On avait dissimulé le béton sous une couche de velours bleu et de faux lambris. Une coiffeuse occupait l’un des angles, surchargée de produits de maquillage. Un téléviseur trônait au pied du lit, il y avait aussi un multi-lecteur très coûteux capable d’assimiler n’importe quel support : disque, bande, cassette, carte, tant dans le domaine du son que de l’image. Derrière les rideaux d’une fenêtre factice, une photographie laser restituait les volumes d’une forêt et d’un clocher pointu.

Comme elle allait s’endormir, Ulm entra sans frapper. Des deux mains, il écarta théâtralement la cascade de ses multiples tresses et lui sourit.

— Salut, lança-t-il d’une curieuse voix chantante, je voulais simplement te dire que si tu veux un jour ou l’autre discuter avec un type qui n’essaiera pas de te sauter, tu peux venir me voir. Mon quotient libidinal est extrêmement faible et doit se situer immédiatement après celui du contre-plaqué. C’est tout, bonne nuit !

Avant qu’Elsy ait pu se redresser il avait disparu. Elle se déshabilla et s’étendit nue sur les draps. Il faisait chaud à l’intérieur du blockhaus, une touffeur de serre humide probablement due à la climatisation défectueuse. Le nez dans l’oreiller, elle fixa le mur à la tête du lit, essayant d’imaginer le lent cheminement des dum-dum à travers le béton.

— Tu y penses toi aussi, murmura Merl qu’elle n’avait pas entendu s’approcher. Pour Irshaw ce serait facile… Je veux dire : une fois les poches pleines il nous « oublie » ici. Les insectes transforment le bunker en passoire et nous en viande hachée… Impeccable !

— Tais-toi, tu es affreux ! Je n’ai pas envie d’avoir peur. J’en sors. Laisse-moi au moins trois jours l’illusion d’être hors de danger.

— Excuses et mille pardons, princesse ! Toi aussi t’as eu de sales moments…

Il se dévêtit. Elle nota les plaques de crasse sur ses cuisses, ses genoux, mais elle n’eut pas le courage de le repousser, elle avait besoin d’une présence.

— Les dum-dum, fit-elle pensivement, tu en avais déjà entendu parler ?

Il fit la moue.

— Ouais. À l’armée, par un juteux. Il appelait ça « le peloton d’exécution volant ». Il paraît que le choc de l’impact se change en énergie calorifique et les nourrit, ils n’ont besoin de rien d’autre pour vivre. Une surface à mitrailler et ils sont heureux…

— C’est vrai alors ?

— Y a des chances… Mais je n’en ai jamais vu de mes yeux.

— Et l’espèce de suc digestif qui remplit les tunnels ?

— Ça c’est connu, les hôpitaux s’en servent, et aussi les entrepreneurs de pompes funèbres, depuis qu’on a supprimé les cimetières pour récupérer les terrains et en faire des surfaces cultivables. On est coincés, ma belle, réellement coincés. Mieux vaut passer agréablement le temps sans bâtir de projets fumeux. Dans quelques mois on verra, de toute manière sans fric et sans faux papiers… Et puis sa combine est peut-être correcte après tout ?

Sa voix démentait le contenu de ses paroles. Elle devina qu’il avait peur, lui aussi. Au moment où il s’enfonçait en elle, il chuchota comme pour lui-même :

— Il m’a parlé d’un puzzle… D’un puzzle vivant. Qu’est-ce qu’il a voulu dire ?

Elsy ne l’écoutait pas, elle regardait l’image de leurs deux corps emmêlés dans le miroir de la coiffeuse. Ils n’étaient beaux ni l’un ni l’autre…

Trois jours s’écoulèrent ainsi, mornes, minés par les élancements d’une sourde angoisse. Merl et David se battirent pour d’obscures raisons, puis Hank tenta de violer Suzan et se fit rosser par les trois filles. Ulm et Elsy restèrent à l’écart. Sans cesser de triturer son piano imaginaire, le métis aux cheveux tressés la pria de lui parler du monde de la danse, des artistes qu’elle avait rencontrés. Elle en déduisit qu’il l’avait reconnue. La nuit même, Lora s’introduisit dans sa chambre, seulement vêtue d’un string et d’un soutien-gorge transparent, cette fois Elsy perdit patience et la jeta dehors après l’avoir giflée. Elle était à bout de nerfs. Irshaw réapparut au matin, un air de profond contentement sur le visage.

— Mes enfants, c’est parti ! déclara-t-il à la cantonade. Le coup d’envoi sera donné ce soir. À huit heures je vous présenterai nos clients.

— Il nous faudrait d’autres vêtements, geignit Suzan, des rouleaux, un sèche-cheveux, de quoi être présentables. Comme ça on a l’air de sortir de l’asile de nuit !

— Vous êtes parfaites ! martela Irshaw. Ne changez rien ! Pas de bain, pas de coiffure, pas de maquillage. RIEN.

— Mais les vêtements…

— Pas de vêtements. Vous serez nus.

— Chouette, une partouze ! couina David.

Irshaw eut un regard dur.

— Il n’est pas question de ça, petit crétin ! Vous n’aurez à subir aucune étreinte. Quand vous mettrez-vous dans la tête qu’il s’agit d’une opération roulant sur plusieurs milliards ? Vous croyez qu’on gagne de telles sommes avec une partouze ?

Jusqu’au soir l’atmosphère fut chargée d’électricité. Enfin, vers vingt heures, un murmure animé s’éleva du rez-de-chaussée. La salle d’apparat se remplissait d’une foule invisible. Un rire de femme monta en trilles, suivi d’un autre, et Elsy distingua très nettement l’explosion présidant à l’ouverture d’une bouteille de champagne. Elle se dénuda docilement, libéra ses cheveux de l’élastique qui les rassemblait en queue de cheval. À vingt heures trente Irshaw traversa le couloir en frappant dans ses mains comme une institutrice qui regroupe des enfants. Il était en smoking.

— Maintenant ! Maintenant ! haletait-il. Placez-vous en file indienne, je vais redescendre, attendez une minute et suivez-moi. N’ouvrez la bouche, sous aucun prétexte ! Je sacque immédiatement celui qui se permettra la moindre réflexion. Le fric est là, mes petits ! Servez-vous de vos narines ! Vous ne sentez pas son odeur ? Dieu quel parfum !

Il avait l’air un peu ivre et sa surexcitation devenait communicative. Brusquement ils avaient tous envie de jouer le jeu, de ramasser leur part du gâteau. Sans avoir échangé un mot ils sentirent qu’ils formaient désormais une équipe. Merl prit la tête. À la queue leu leu, comme pour une visite médicale, ils remontèrent le corridor, débouchèrent en haut de l’escalier et entamèrent la descente, lentement, marche par marche…

Un buffet avait été dressé au centre de la grande salle rococo. Les robots-serveurs s’activaient, passant canapés et petits fours. Les coupes de cristal tintaient. Alors Elsy LES aperçut… Trois femmes, deux hommes. Les robes des premières s’épanouissaient, corolles vivantes, marée de pétales bruissants dont les couleurs nocturnes mettaient en valeur la chair délicate des épaules découvertes, les rondes-bosses des gorges au grain de pêche… Marilyn Nérini, Horsenna Saw, Gilda Van Karkersh… Deux actrices, une pianiste, toutes étoiles de première grandeur au firmament de la scène. Merl marqua une hésitation en identifiant les deux hommes : Nello Crab et Otmar Guerric. Des séducteurs du grand écran en passe de s’imposer comme porno-vedettes sur le marché intergalactique, Adonis à la musculature parfaite, aux corps sans défaut. Elsy gonfla ses poumons, posa le pied sur une autre marche. Elle se sentait enveloppée de regards, assaillie, frôlée, comme par un essaim de guêpes qui se préparent à passer à l’attaque.

— Admirez ! s’exclama Irshaw avec une soudaine verve de bonimenteur. Pouvait-on sélectionner meilleurs spécimens ? Regardez ces visages communs, ces seins lourds, ces fesses en gouttes d’huile. Et ces hanches : trop larges ou pas assez épanouies, ces cuisses molles, sans muscles, ces genoux proéminents… Quant aux garçons !

Elsy vit les omoplates de Merl se contracter sous l’effet de la colère, elle crut qu’il allait éclater mais il se ressaisit et continua à descendre d’une allure égale.

— Je voudrais les toucher, dit Horsenna Saw en secouant nerveusement ses longs cheveux platine, me rendre compte…

— Mais bien sûr ! ronronna Irshaw. Laquelle vous convient le mieux ?

— Celle-ci.

Elle montrait Suzan comme on désigne une paire de chaussures dans la vitrine d’un magasin populaire. La jeune fille s’approcha, à la fois subjuguée et réticente. Horsenna lui saisit le menton, lui fit pivoter la tête, toucha les cheveux ternes d’un doigt hésitant. On eût dit qu’elle s’efforçait de caresser une lépreuse. Ses seins magnifiques et durs frémissaient dans la corolle du décolleté.

— Elle est très commune, fit-elle en reculant, quelconque… Oui, c’est ça : merveilleusement quelconque ! Évidemment, c’est tentant… Mais vos prix !

— Le prix de votre sécurité ! observa fermement Irshaw. Existe-t-il sur le marché une protection comparable à celle que je vous offre ? Il y a bien sûr les « gorilles », les signaux d’alarme, les chiens…

Horsenna tapa du pied.

— Vous savez bien qu’aucun de ces moyens n’a jamais arrêté les Vandales ! fit-elle d’une voix suraiguë. Vous êtes un vampire ! Un vampire et un magicien !

Elle se faisait enjôleuse, coulant une longue œillade humide sur Irshaw qui demeurait impassible.

— Et vous, cher ami ? lança-t-il en se penchant vers Nello Crab.

L’Apollon haussa les sourcils selon une mimique qui l’avait rendu célèbre en trois mois.

— J’avoue que c’est… inhabituel, mais d’autre part… la perspective de ne plus trembler me met l’eau à la bouche ! Je crois que je vais dire oui !

— Eh bien ! Allons dans mon bureau, conclut Irshaw, maintenant que vous avez vu mon écurie, parlons contrats et garanties !

Il tapa dans ses mains, faisant comprendre aux jeunes gens dénudés que la représentation était finie. Ils se secouèrent, tournèrent les talons et reprirent le chemin du premier étage.

— Du diable si j’y comprends quelque chose ! pesta Merl dix minutes plus tard en enfilant son jean. Il nous fait défiler comme des filles dans un boxon et puis… et puis rien ne se passe ! C’est à devenir fou !

Elsy se coucha, tira le drap sous son menton. Elle avait choisi de dormir, peu désireuse de supporter les spéculations enfiévrées de ses compagnons de cellule.

— Tu ne viens pas manger ? s’étonna Merl.

— Non, ces gens m’ont coupé l’appétit. Tu as vu comment Horsenna examinait Suzan ? Comme…

— Comme un bifteck avarié, compléta Merl songeur, le plus drôle c’est que ça avait l’air de l’enthousiasmer… Oui, c’est ça : de l’enthousiasmer !

Il claqua distraitement les fesses d’Elsy et partit rejoindre les autres.

Le lendemain matin, quand ils se réunirent autour de la table commune pour le petit déjeuner, force leur fut de constater qu’un siège demeurait vide. Celui de Suzan. Les robots n’assurant qu’un service, Mandy se dévoua pour aller tirer la jeune fille du sommeil de plomb qui l’avait empêchée d’entendre la cloche du réveil.

Lorsqu’elle revint, elle était blême. Suzan avait disparu…

« Ça commence ! » songea sombrement Elsy.